I
La pluie ruisselait sur la visière levée de son casque, s’écoulait le long de la cotte et de la brigandine trempées qu’elle portait, et imbibait son haut-de-chausses à l’intérieur de ses heuses. Cendres la sentait, sans la voir – le bruit de cette eau qui tombait et l’air d’un froid glacial qui circulait librement lui apprenaient qu’elle devait se trouver à proximité de la ligne des arbres, mais elle ne distinguait rien dans la noirceur de poix de la forêt.
Quelqu’un – Rickard ? – vint se cogner contre son épaule, la projetant en avant sur l’écorce lisse et dure d’un tronc d’arbre. Le bois râpa contre sa main protégée d’une mitaine. Un invisible bouquet de feuilles d’automne la gifla en pleine figure, aspergeant d’eau froide ses yeux et sa bouche.
« Et merde !
— Pardon, patronne. »
D’un signe de la main, Cendres intima le silence au jeune homme, se rappela qu’il ne voyait rien, tâtonna jusqu’à l’agripper par la laine trempée couvrant son épaule et amena l’oreille de Rickard au niveau de sa propre bouche :
« Il y a je ne sais combien de milliers de Wisigoths, dans le coin : ça te dérangerait d’être discret ? »
La pluie froide transperçait sa cotte serrée par une ceinture et s’infiltrait entre le velours et les plates d’acier de la brigandine, rendant le gambison désagréablement froid et humide contre la chaleur de sa peau. Le crépitement permanent de la pluie dans le noir et le grincement chuintant des arbres qui se balançaient au vent de la nuit l’empêchaient d’entendre quoi que ce soit au-delà de quelques mètres de distance. Elle avança à nouveau d’un pas, prudemment, bras tendus, et, simultanément, son fourreau s’empêtra dans une branche basse, et son propre talon dérapa pour s’enfoncer dans une ornière de quinze centimètres pleine de boue.
« Putain de merde ! Où est passé John Price ? Où sont ces putains d’éclaireurs ? »
Elle entendit un son qui présentait une fâcheuse ressemblance avec un ricanement, sous le bruit de la pluie tombante. L’épaule de Rickard, contre la sienne, tressaillit.
« Madone », déclara une voix sur sa gauche, un peu plus bas. « Allume la lampe. La forêt ne manque pas, entre ici et Dijon ; quelle distance veux-tu que nous en parcourions ?
— Ah, merde… Bon, Rickard… »
Quelques minutes s’écoulèrent. Parfois, le bras ou le coude du jeune garçon la heurtait, tandis qu’il bataillait avec une lanterne de fer percé, une chandelle et, sans doute, la mèche lente allumée qu’il avait apportée avec lui. Cendres sentit une odeur de poudre brûlée. Le velours des ténèbres se plaquait sur son visage. Des gouttes de pluie glacée lui frappèrent le visage quand elle leva la tête, pour que sa vision nocturne essaie de démêler les ramures des arbres du ciel invisible.
Rien.
Elle fit plusieurs grimaces, tandis que la pluie lui frappait les joues, les yeux et la bouche. Abritant son visage avec une mitaine en mouton trempé, elle crut discerner une vague altération des ténèbres et de l’obscurité.
« Angelotti ? Tu trouves que la pluie s’arrête ?
— Non ! »
La lanterne sombre de Rickard finit par luire, une pauvre lumière jaune dans la poix des ténèbres environnantes. Cendres entraperçut une autre silhouette enveloppée dans un épais manteau de laine et un capuchon, apparemment agenouillée près d’elle – un bruit de succion la fit sursauter. La forme à genoux se redressa.
« Saloperie de boue », maugréa le maître artilleur Angelotti.
La lueur de la lanterne n’avait aucun effet, ne servant qu’à illuminer les traînées d’argent des gouttes d’eau qui tombaient. Avant cela, Cendres entraperçut Angelotti, manteau déchiré et bottes crottées de boue jusqu’au haut des cuisses. Elle sourit brièvement à part elle.
« Regarde les choses du bon côté, lui dit-elle. C’est une sacrée amélioration par rapport à ce qu’on vient de traverser pour arriver jusqu’ici – il fait plus chaud ! Et puis, toutes les patrouilles d’enturbannés vont pas beaucoup s’éloigner de chez elles, dans cette obscurité.
— Mais nous, on n’y verra rien ! » Au-dessus de la lanterne, sous son capuchon, le visage de Rickard composait en clair-obscur un masque de démon. « Patronne, on devrait peut-être rentrer au camp.
— John Price a dit qu’il voyait une trouée dans les nuages. Je parie que la pluie va se calmer sous peu. Christ Vert ! Il y a quelqu’un qui sait où on est ?
— En forêt, dans le noir », répliqua son maître artilleur italien, avec une satisfaction sardonique. « Madone, on a perdu le guide de la lance de Price, je crois.
— Surtout, ne va pas crier pour l’appeler… »
Cendres se détourna de la clarté ténue de la lanterne. Elle laissa à nouveau le noir imprégner ses prunelles, en contemplant en aveugle les ténèbres et la pluie. Les gouttes de grésil trouvèrent à son poignet l’interstice entre manche et mitaine et insinuèrent des filets glacés entre le couvre-nuque de sa salade et le col de son manteau. L’eau froide fit courir la chair de poule sur sa peau chaude, et commença à la transir.
« Par ici », décida-t-elle.
Tendant une main, elle attrapa Rickard par le bras et Angelotti par sa main gantée. Trébuchant et pataugeant à travers la boue et l’épais humus sous ses pas, elle se cogna aux branches, fit choir l’eau des ramures, se refusant à quitter des yeux les silhouettes à peine visibles devant elle : de fines branches de coudrier se balançant contre le ciel nocturne dégagé à l’extérieur de la forêt.
« Peut-être de ce… Ouff ! » Sa main glacée, engourdie, lâcha le bras de Rickard. Les doigts robustes d’Angelotti serrèrent fermement ; elle se laissa tomber un genou en terre et resta pendue à son bras, momentanément incapable de ramener les pieds en dessous d’elle. Les semelles de ses bottes dérapèrent dans la boue. Sa jambe s’effaça sous elle, et elle s’assit lourdement et sans précautions dans un monticule de feuilles trempées, de branchettes pointues et de boue glacée.
« Putain de merde ! » Elle tira pour ramener son baudrier sur le devant, tâtonnant à l’aveuglette le long de la poignée vers le fourreau – coincé sous sa jambe – à la recherche d’une cassure dans le bois mince. « Et merde !
— Fermez vos gueules, bordel ! murmura une voix. Éteignez-moi cette lanterne ! Vous voulez rameuter une légion wisigothe au grand complet, putain ? La vieille carne va vous foutre sa hache dans le cul ! »
En anglais, Cendres répliqua : « Comptez sur elle pour ça, maître Price.
— Patronne ?
— Eh oui. » Elle sourit, invisible dans la nuit noire. Saisissant des bras et des mains au hasard, elle se trouva tirée et remise sur pied. Le froid était assez âpre pour la faire grelotter de tout son corps, et elle claqua ses mains sur ses bras – sans les voir, dans les ténèbres. Une bourrasque de pluie lui fit baisser la tête, puis elle tourna son visage trempé en direction du vent qui soufflait sans rencontrer d’obstacle.
« On est en lisière de la forêt ? demanda-t-elle. Un coup de pot que vous nous ayez trouvés, sergent. »
Price bougonna quelque chose dans un dialecte du Nord, dont « faire autant de chahut que six paires de bœufs attelés » était la seule partie que Cendres comprit clairement.
« Nous sommes un peu plus loin, au sommet de la colline, ajouta l’homme. La pluie faiblit depuis une heure. Je suppose que, d’ici, vous apercevrez la ville sous peu, patronne.
— Où sont les enturbannés, en ce moment ? »
Un mouvement dans la nuit noire, qui aurait pu être un geste du bras. « Quelque part par là en bas. »
Christ Vert ! Si seulement je pouvais interroger la machina rei militaris : Dijon, frontière méridionale du duché de Bourgogne : forces et disposition du camp des assiégeants. Demander au Golem de pierre : Nom du commandant de la bataille, plans tactiques pour la semaine à venir…
Un frisson parcourut sa peau, un frisson sans rapport avec la pluie qui glaçait jusqu’aux os. Un instant, les ténèbres ne furent plus l’obscurité nocturne, l’odeur d’humus et le froid de canard d’une forêt franque en plein air, mais le noir sous la citadelle de Carthage, l’écœurante odeur de merde, et Cendres agenouillée auprès du corps d’un mort dans les égouts, en train d’écouter dans son crâne des voix plus sonores que la foudre de Dieu, dans cette solitude où elle avait l’habitude de n’entendre que la machina rei militaris.
Et pendant une seconde qui suspendit le battement de son cœur, Cendres tourna brusquement la tête, scrutant les ténèbres avec l’appréhension de voir la même lueur céleste qui avait flamboyé dans le désert devant Carthage, sept semaines auparavant. L’aurore boréale chatoyant au-dessus des pyramides en briques de limon rouge…
Rien, juste la nuit pluvieuse.
Ne sois pas idiote, ma fille. Les Machines sauvages veulent ta mort, mais elles ne peuvent pas savoir où tu te trouves.
Sauf si j’en informe le Golem de pierre.
Si je suis capable de vivre neuf semaines sans demander d’instructions tactiques, se dit Cendres avec décision, si j’ai réussi à accomplir le trajet de Marseille à Lyon, Christus Viridianus !, sans aucun conseil, c’est pas maintenant que j’en aurai besoin. Je n’en ai pas besoin.
De vagues froissements dans les taillis lui laissèrent supposer que les hommes de Price et leur guide égaré étaient venus les rejoindre. À part les ténèbres plus claires devant elle, et les ténèbres denses derrière elle, il n’y avait aucun moyen de distinguer quoi que ce fut dans le noir où ils se tenaient. Présence nocturne, invisible et aléatoire, la chute interminable des gouttes la détrempait.
« La lune a dû se lever, à présent, madone », déclara la voix douce d’Angelotti, à ses côtés. « Le premier quartier, selon mes calculs. À condition qu’on la voie.
— J’ai confiance en tes mécaniques célestes », murmura Cendres, en tâtonnant d’une main engourdie par le froid pour caresser une nouvelle fois la poignée et le fourreau de son épée. « Et pour cette saloperie de pluie, tu as des prédictions ?
— Si elle est tombée dix-huit jours sans discontinuer, madone, pourquoi cesserait-elle maintenant ?
— Ah, joli coup, Angeli. Tu le sais : si je te garde sur les registres de la compagnie, c’est uniquement pour ton réconfort moral. »
Un des hommes de Price émit un petit rire. D’un accord tacite, ils réintégrèrent les taillis, allant s’accroupir sous un vague couvert : elle entendit leurs mouvements sans les voir. Cendres, la main levée pour protéger ses yeux de ronces invisibles, posa un genou dans l’herbe trempée et semée de flaques. Au bout d’un moment, elle sentit la chaleur de son corps la réchauffer ; et là, le froid commença à aspirer sa chaleur corporelle. Le crépitement de la pluie sur les arbres dénudés se noya dans une rumeur de fond.
Un temps de merde, les lignes ennemies ; ça pourrait être n’importe quelle campagne à laquelle j’ai participé au cours de ces dix dernières années. Traite-la comme ça. Oublie tout le reste.
« Là. » Elle tendit le bras à l’aveuglette, enfin, les yeux rivés sur le ciel, et toucha une épaule. « Une étoile.
— Les nuages se lèvent », déclara la voix de Price.
En baissant la tête, Cendres distingua l’épaule de l’homme ; une silhouette plus sombre dessinée contre le ciel. Elle jeta rapidement un coup d’œil en avant et en arrière, distinguant les branches noires des arbres qui se balançaient, et deux ou trois autres silhouettes distinctement humaines : rien d’autre dans la nature n’a une forme de tête et d’épaules.
« On est tous en sécurité, ici ?
— On se trouve sur le promontoire au-dessus du Suzon, à l’ouest de la route d’Auxonne, grogna Price. On ne se découpe pas contre le ciel. La forêt est dans notre dos ; personne ne pourrait nous apercevoir ici, en haut, sans être pratiquement sur nous.
— D’accord, assurez-vous que tous les casques sont recouverts par les capuchons. Si on a le moindre clair de lune, je ne veux pas qu’on commence à clignoter comme des héliographes. »
John Price se retourna pour marmonner des ordres. Cendres s’aperçut qu’elle distinguait le souffle de l’homme, blanc dans l’air glacé. Elle retira ses mitaines trempées en peau de mouton et, avec des doigts engourdis, déboucla sa salade. Rickard prit le casque en charge, le dissimulant sous un repli de son manteau imbibé d’eau. Un air pur, froid et cruel, pinça les oreilles, les joues et le menton de Cendres.
La pluie cessa, subitement, en l’espace d’une minute. Les arbres autour d’elle produisaient un bruit constant de gouttes, mais le vent tomba. Avec cela, s’installa un froid nouveau, intense ; et elle leva les yeux pour voir la traîne effilochée d’un nuage noir dans un ciel gris, le couvert nuageux filant vers l’est, dans les hauteurs.
À quoi ça ressemble, ici, en ce moment ?
Tandis que le froid la mord jusqu’à la moelle, elle découvre que sa chair se souvient de Dijon aux champs labourés dorés et aux ceps chargés ; Dijon au ciel bleu et au soleil éclatant, visible au-dessus de ses remparts blancs et de ses toits d’ardoise bleue ; le camp de la compagnie dans les prairies de Dijon, avec ses relents de sueur, de crottin, et le bouquet riche et sucré du persil sauvage.
Dijon, aux robustes remparts ; opulente capitale de la Bourgogne du Sud, regorgeant de marchands assez fortunés pour en faire parade et fournir sans cesse de l’ouvrage aux architectes, aux maçons, aux peintres et aux brodeurs ; abondamment peuplée par la maison, l’armée et les troupes de Charles, grand-duc d’Occident… Blanc joyau d’une riche région.
Avant que nous chevauchions vers Auxonne pour nous prendre une bonne branlée.
Son propre souffle formait un panache blanc devant son visage. La nuit s’emplit des sons de l’eau tombant goutte à goutte, des écorces lisses laissant couler la pluie qui s’y accrochait encore. Cendres constata que la forme des arbres devenait plus nette. L’herbe et les fougères mortes avaient une limite visible, à deux mètres devant elle.
Au-delà, c’était le vide.
Loin, à l’autre bout de l’espace s’ouvrant devant elle, une perle grise de nuée se détacha à l’est pour devenir un demi-cercle d’argent d’un éclat éblouissant.
« Cette rivière a monté », murmura Cendres.
Sa vision nocturne éblouie par la lune, elle s’avança à quatre pattes dans les flaques froides qui traversaient son haut-de-chausses.
Comme ses yeux s’accoutumaient à l’éclat de la demi-lune, elle put discerner la pente d’un promontoire descendant devant elle, trop abrupte pour qu’on l’escalade aisément. Cent pas plus bas, broussailles et taillis formaient des ténèbres impénétrables. Au-delà, elle n’aurait pas su où chercher la route d’Auxonne, mais elle la vit luire : un long ruban de flaques et d’ornières remplies d’eau reflétant le clair de lune. La silhouette noire de collines calcaires boisées, au sud. Et nous avons suivi cette route avec l’armée bourguignonne il y a combien de temps de ça ? Trois mois ? De Vere a dit qu’ils tenaient bon, mais c’était il y a neuf ou dix semaines…
Roberto, est-ce que tu es là-bas ?
Plus loin sur l’est, à un kilomètre ou plus, la lumière argentée était renvoyée par des flots enflés qui clapotaient en bord de route – le Suzon, en crue. Elle avait beau plisser les yeux autant qu’elle pouvait sous la lune, Cendres n’arrivait à rien distinguer au-delà, nul obstacle sombre qui pourrait être les remparts de Dijon. Quelques reflets lumineux auraient pu venir de l’autre rivière, l’Ouche, ou des ardoises sur les toits. Un coup d’œil aux étoiles lui apprit que les laudes n’étaient pas passées depuis longtemps[2].
« Sergent Price ? Quel rapport font les éclaireurs ? » s’enquit Cendres, en adoptant inconsciemment l’anglais de garnison, seule version de cette langue qu’elle parlât.
Le premier quartier de lune recouvrait de craie pâle la figure de l’homme à côté d’elle. John Price, promu sergent coutilier à la place de Caracci, après Carthage – l’espace d’un instant, elle vit, non pas les traits de Price, blanchis par la lune, mais le visage de Caracci : sa peau noircie par le feu, ses paupières dévorées… Elle écarta cette pensée.
« Les enturbannés sont là-bas, en bas, comme vous le supposiez, patronne[3]. » Price s’accroupit en tendant le doigt, massif en chemise de maille et en hoqueton[4]. Le chapel bouclé par-dessus sa coiffe était beaucoup trop rouillé pour refléter la lumière de la lune et trahir leur position. Des petites mèches de cheveux sales s’échappaient comme des serpents de sous sa coiffe.
Cendres suivit son indication. Sur les deux ou trois kilomètres de territoire sombre qui la séparaient de la ville, elle commença à discerner des pointes de feu sporadiques. Des foyers de camp, qu’on ranimait après la pluie. Espacés régulièrement. Deux ou trois cents, à ce qu’elle estima ; et il devait y en avoir d’autres, invisibles depuis sa position.
« Les patrouilles sortent toutes les heures, ajouta Price, laconique. On les surveille, mais il ne faudrait pas s’attarder trop longtemps ici.
— Exact. Donc, nous avons des campements ennemis dans la zone qui sépare la route de la rivière – et là-bas, qu’y a-t-il ? »
Price frotta son nez qui coulait avec des doigts incrustés de terre, des ongles épais, cassés et rongés ; puis il renfonça ses mains dans ses mitaines en peau de mouton.
« Bon, d’accord, patronne. Devant nous, actuellement, on a la route principale nord-sud. D’ici, Dijon se trouve de l’autre côté de la route et de la rivière – on fait face au rempart ouest, mais on ne le voit pas. La rivière est bordée de noues, de l’autre côté de la route – c’est là qu’ils ont installé le gros de leur artillerie. Certains rapports font état d’un peu d’infanterie plus loin sur la route, au nord, juste au carrefour. » Price haussa les épaules, un mouvement parfaitement apparent dans la lumière blanche. « Ça se peut. Je sais avec certitude qu’il y a de l’infanterie qui bloque la route au sud d’Auxonne. Je suis allé de ce côté-là, personnellement. Ils ont enchaîné des bateaux enturbannés les uns aux autres en travers de la rivière, comme ça, personne ne peut descendre le courant pour quitter Dijon.
— Rien que des machines de siège, là-bas ? » Paupières plissées, Cendres ne distinguait rien de plus que les feux de camp wisigoths entre elle et les invisibles remparts de la ville. « Et les golems ? »
John Price poussa un grognement. « Mes gars ont déjà fait du sacré boulot en s’approchant pour établir que c’était un camp d’ingénieurs. Vous voulez savoir ce que les enturbannés ont bouffé à leur souper, en plus ? »
Cendres lui jeta un coup d’œil que le vif clair de lune ne fit rien pour masquer. « Ça me surprendrait que vos gars ne soient pas capables de me le dire ! »
Price grimaça un sourire inattendu. « Faut pas attendre des conneries chevaleresques de la part des coutiliers. Pour se faufiler, on se débrouille mieux que ces foutus chevaliers avec leurs casseroles en fer-blanc. Vous les connaissez, les chevaliers, patronne : Plutôt crever que de mettre pied à terre !
— Oh, tout à fait, rétorqua Cendres parfaitement pince-sans-rire. C’est peut-être bien pour ça que De Vere vous a amenés à Carthage, et qu’il a laissé ici derrière les gars en armure lourde…
— Bien sûr, patronne. La moitié de mes gars sont braconniers.
— Et l’autre moitié voleurs », commenta-t-elle, avec nettement plus de précision que de tact. « Bon, d’accord, et au nord de Dijon ? Et du côté est, sur l’autre berge de l’Ouche ?
— On a été en reconnaissance partout. Dijon est juste au nord du point où les deux rivières se rejoignent. » Les doigts de Price esquissèrent la forme d’un bouclier dans l’air éclairé de lune. « La ville occupe tout le terrain entre les deux, jusqu’à la jonction. De ce côté-ci, le Suzon coule tout contre les remparts – il sert de douves. Du côté est, il y a du terrain accidenté entre les remparts de la ville et l’Ouche, et du terrain accidenté sur l’autre rive, également. Des taillis, des falaises, des endroits marécageux. Du sale terrain. Certains de mes gars sont tombés sur des patrouilles enturbannées par là-bas, en début de soirée.
— Et ?
— Et elles manqueront à l’appel. » Les dents de Price parurent, luisantes. « Dieu nous vérole, patronne, on n’avait pas vraiment le choix, dans l’affaire.
— Supposons donc que, désormais, les Wisigoths savent qu’il y a des forces ennemies aux alentours. Avec un peu de pot, ils croiront que c’est une bande de paysans, ou de bourgeois enfuis d’une ville rasée ; ça doit souvent leur arriver. » Cendres plissa les paupières. « Bon, alors, il y a une route qui arrive de l’est, jusqu’à la porte nord-est de Dijon, je m’en souviens…
— Ils ont des hommes et des canons installés sur les collines au-dessus du pont de l’est. On dirait qu’il y a eu des tirs d’artillerie depuis l’intérieur de la ville. Cette zone-là est assez salement ravagée. » John Price s’essuya le nez et souffla dans ses mitaines en peau de mouton pour se réchauffer. « Vingt couleuvrines et serpentins, et une bombarde[5] sur la colline, à ce qu’on suppose. Vous n’entrerez pas par l’est. »
Cendres sursauta en entendant la voix d’Antonio Angelotti, venue de la hauteur de son épaule, où il s’était faufilé pour jeter un coup d’œil depuis le sommet du promontoire. « Donne-moi vingt canons, et je pourrais interdire tout passage par cette porte est de Dijon. J’ai jeté un coup d’œil d’ensemble, la dernière fois qu’on est venus.
— Donc, ils ont de l’artillerie par là-bas, et ici ?
— Les douves fonctionnent dans les deux sens, madone. Si les amirs wisigoths ne peuvent pas lancer une attaque d’infanterie par-dessus le Suzon contre le rempart ouest de Dijon, alors les défenseurs ne peuvent pas non plus effectuer de sortie et attaquer les engins de siège. Les amirs peuvent bombarder Dijon en toute impunité, d’ici. »
Et ils ne s’en seront pas privés. À quel point cette ville est-elle près de tomber ?
Merde, on a trop tardé à revenir !
Cendres émit un grognement. « Et le secteur au nord ? Qu’est-ce qu’ils ont placé, par là-bas ? »
John Price répondit : « La plus grosse part d’une légion et demie. Non, c’est vrai, patronne. J’ai vu la XIV Attica, et la VI Leptis Parva[6]. »
Il y eut une seconde de silence.
De façon détachée, burlesque, Cendres murmura : « Bon, tirons un trait sur le plan B… »
C’était déjà assez dur en route pour venir ici, pour éviter leurs forces, pour nous battre lorsque nous le devions – merde, j’espérais qu’on ne rencontrerait rien de comparable à cette concentration de forces, ici ! Mais il y avait une chance sur deux pour que ce soit le cas…
« Où, exactement ? demanda Cendres.
— Vous voyez le carrefour, à l’endroit où la route arrive de l’ouest ? »
Essayant de voir à presque deux kilomètres de distance au clair de lune, Cendres ne discerna rien de plus qu’une obstruction dans le miroitement de la rivière, probablement un pont qui l’enjambait et qui pouvait suggérer une jonction de route. « Je ne vois rien, mais je m’en souviens ; elle part vers la frontière française. Alors ?
— Ils ont des canons qui couvrent la porte nord-ouest de la ville, tout comme ils ont des canons pour couvrir celle du nord-est. » Price haussa les épaules. Le mouvement dégagea de ses vêtements une odeur de moisi, d’humidité. « Ils ont un sacré nombre de gens en place, par là-bas, patronne. Leurs batailles principales bivouaquent toutes sur les noues, là où on était cet été. Ils ont des troupes retranchées sur l’ensemble du terrain dégagé face à la forêt, jusqu’à la rivière à l’est. »
Cendres, essayant de forcer sa vision dans les ténèbres argentées, se remémora brièvement l’étendard au Lion suspendu, avachi, dans l’air surchauffé, sur les bords du Suzon, la chapelle et le couvent nichés sous les frondaisons de la grande forêt, un peu au nord.
« C’est quoi, la défense de Dijon, au nord ?
— D’après mes souvenirs, madone, des douves creusées entre le Suzon et l’Ouche, et de solides remparts. Sinon, les terres au nord de la ville sont des prairies planes, jusqu’à la forêt. Je me souviens correctement, sergent ? »
Price hocha la tête.
« C’est le point le plus faible, alors. Voilà pourquoi les enturbannés ont placé là-bas leurs forces principales. » Plus de six mille hommes. Peut-être sept. Christus Viridianus ! « Hé, minute, et la porte sud ?
— Quelqu’un a démoli le pont. Nul ne peut entrer ou sortir de Dijon par la porte sud.
— C’était probablement le but recherché… » Cendres tapota ses doigts les uns contre les autres, puis les appliqua, tout froids, contre ses lèvres. « Bon, d’accord. Ça représente un sacré paquet de soldats. C’est pas un siège ordinaire. Il se passe quelque chose, ici… »
Antonio Angelotti lui toucha l’épaule. « Tu pourrais interroger ta voix, madone.
— Pour entendre quoi ? »
Des semaines se sont écoulées, mais la crainte écrasante des Feræ Natura Machinæ, des Machines sauvages, continue d’habiter Cendres. De massives pyramides de pierre dans le désert au sud de Carthage, d’un morne éclat sous le Crépuscule éternel ; leur vraie nature dissimulée depuis tant de millénaires…
Elle garda la voix basse avec un effort.
« Si je posais des questions à la machina rei militaris, il suffirait aux enturbannés de lui demander ce que j’ai voulu savoir. Ensuite, ils en déduiraient la position de la compagnie – ici, juste sur le pas de leur porte, un vrai cadeau pour leurs six mille hommes ! » Elle reprit son souffle. « Je parierais que le seigneur amir Léofric l’interroge tous les jours : Est-ce que Cendres la bâtarde est encore en vie, est-ce qu’elle te parle ? Si elle t’a posé des questions, qu’est-ce qu’elles nous apprennent sur sa position, l’étendue de ses forces, ses intentions ?… En supposant que Léofric soit toujours en vie. Il est peut-être mort. Mais je ne peux pas poser la question !
— À moins qu’ils n’aient entendu les Machines sauvages, madone, il y aura un amir pour se servir de la machina, même si le seigneur amir Léofric est mort. Nous savons qu’elle n’a pas été détruite. » L’espace d’un instant, il y eut une note de chagrin dans le chuchotement d’Angelotti : « Si tu demandais à la machina rei militaris quels ordres circulent entre Carthage et la Faris-général, tu pourrais nous apprendre comment tourne cette guerre. Je comprends que tu ne peux rien demander. Mais tu pourrais… écouter ? »
Un frisson qui n’était pas dû au froid âpre de la nuit, ni à celui des taillis détrempés de pluie, parcourut le corps de Cendres.
« J’ai écouté, à Carthage. Un séisme a rasé la ville. Je ne peux pas écouter le Golem de pierre sans que les Machines sauvages le sachent, Angeli. Et nous les avons laissées derrière nous en Afrique du Nord, elles ne savent pas où nous sommes, et je ne veux plus rien avoir à foutre avec cette histoire ! Les Machines sauvages veulent la Bourgogne ? C’est pas mon problème ! »
Sauf que j’en ai fait mon problème, en revenant ici.
De l’autre côté de Cendres, John Price, bougonnant de sa voix grave, intervint : « J’ai pas aimé la gueule de ces pyramides, à Carthage. J’ai pas aimé la gueule des enturbannés, non plus. Un vrai tas de cinglés. Mieux vaut qu’ils sachent pas où on est. Allez pas les renseigner, patronne. »
Si quelque chose avait pu réchauffer ce froid de pierre en elle, ç’aurait été l’humour solide de l’Anglais. Elle demeurait engourdie à un niveau trop profond pour que cette camaraderie l’atteigne.
Cendres se força à sourire au guisarmier ébouriffé, sachant que son expression était visible au clair de lune. « Alors quoi, tu ne crois pas qu’ils vont être contents de nous revoir ? Sans doute pas. Dans l’état où on a laissé Carthage, je doute qu’on remporte des concours de popularité auprès du roi-calife… Enfin, à condition que Sa Puissante Majesté le roi-calife Gélimer soit toujours des nôtres, bien entendu. »
De façon inattendue, Rickard demanda : « Est-ce que les amirs continueraient leur croisade contre la Chrétienté si Gélimer était mort ?
— Mais bien sûr. La machina rei militaris racontera à n’importe quel roi-calife qu’il doit soutenir la campagne de toutes ses forces. Parce que c’est ce que disent les Machines sauvages, à travers elle. Rickard, ça n’a rien à voir avec la compagnie du Lion. » Cendres distingua de l’incrédulité sur son visage, éclairé par la lune. Elle eut un mouvement d’épaules et se retourna vers le sergent des coutiliers. John Price la regarda comme s’il attendait des ordres ; elle lut dans son expression de la crainte et de la confiance.
« Tout ceci nous fournit une réponse. Je le parierais. » Cendres se baissa et frictionna ses cuisses gainées de heuses, ramenant des sensations dans ses jambes glacées et trempées. « De tels effectifs… Premièrement : même s’il a bien été blessé à Auxonne, le duc Charles est toujours en vie. Deuxièmement : il ne s’est pas enfui en Bourgogne du Nord. Les Wisigoths n’auraient pas accumulé une telle puissance devant une ville du sud si le Téméraire était mort ou parti en Flandres. Ils seraient là-haut en train d’essayer d’en finir.
— Vous pensez qu’il est à Dijon, patronne ?
— Je le crois. Je ne vois pas d’autre raison à tout ça. » Cendres posa la main sur l’épaule couverte de mailles de Price.
« Mais passons à la question importante. Les éclaireurs ont-ils repéré des livrées au Lion sur les remparts de la ville ?
— Oui ! »
Évidents, à voir l’expression de Price, les espoirs cruciaux qui reposent sur cette information.
« Ce sont les nôtres, là-bas ! On a très bien vu le Lion passant de front, patronne ! Les gars de Burren ont distingué un étendard avant que le noir tombe. Je fais confiance à ses gars pour reconnaître le Lion azur, patronne. »
Rickard, brusque comme le sont les jeunes, demanda : « On peut attaquer les Wisigoths ? Faire lever le siège et tirer maître Anselm de là ? »
Si Robert est encore là-bas, et toujours en vie… Cendres ravala un ricanement. « Optimiste, va ! Tu vas t’en charger tout seul, c’est ça, Rickard ?
— On est une légion. On est des soldats. On peut le faire.
— Il faut que j’arrête de te demander de me lire Vegetius… »
Il y eut de petits rires parmi les hommes qui l’entouraient.
Cendres se tut un instant. Une nouvelle crainte glaciale pesait au creux de son estomac et la rongeait : Je vais prendre une décision basée sur ces informations, et elles ne seront pas fiables à cent pour cent – elles ne le sont jamais.
Elle reprit la parole. « Bon, les gars… Maintenant, on ne peut plus reculer. Je suis prête à parier que le reste de la compagnie n’a tenté aucune sortie pour rejoindre la France ou les Flandres ; ils sont toujours ici, à la solde du duc Charles. Donc, si l’autre moitié du Lion azur poireaute à l’intérieur de ce siège, rien à foutre des conneries bizarres qui se passent à Carthage ou de n’importe quoi d’autre : on s’occupe de nos gars avant tout.
— Oui, approuva Angelotti.
— À nous tout seuls, patronne… Bon, faut pas s’attendre à recevoir des renforts. On n’a rencontré que des territoires tenus par des bandits, et des Wisigoths », observa John Price, écœuré. « La Bourgogne est le seul endroit où on se batte encore.
— Ils auraient dû attaquer les Ottomans, déclara doucement Angelotti. Nous savons à présent, madone, pourquoi les Seigneurs amirs ont choisi d’attaquer la Chrétienté et de laisser l’empire de Mehmed intact sur leurs flancs.
— Le Golem de pierre leur a inspiré cette stratégie. »
Dans ses souvenirs, elle entend l’irruption des voix qui parlaient par le truchement de la machina rei militaris, à Carthage :
« LA BOURGOGNE DOIT TOMBER – NOUS DEVONS FAIRE EN SORTE QUE LA BOURGOGNE SEMBLE N’AVOIR JAMAIS EXISTÉ… »
Et sa propre voix, qui s’adressait aux Machines sauvages : Pourquoi la Bourgogne a-t-elle tant d’importance ?
La glaise froide dérapa sous ses bottes tandis qu’elle se remettait debout, glacée dans la nuit humide au clair de lune.
Je ne sais toujours pas pourquoi.
Je ne veux pas le savoir !
La tension entre ce qu’elle ressentait et ce qu’elle pouvait dire devant ces hommes la réduisit momentanément au silence. Le calme et le froid la firent frissonner. Des arbres dégoulinants l’éclaboussèrent d’eau, tandis que le vent se levait à nouveau brièvement avant de retomber ; c’était la quiétude précédant l’aube, qui arriverait dans quelques heures à peine.
Elle regarda le cercle de leurs visages blêmes au clair de lune. « Rappelez-vous qui se trouve là-dedans. De l’autre côté des canons, des machines de siège, et de six mille Carthaginois. Souvenez-vous-en bien. »
Antonio Angelotti se remit debout, trempé de boue. « La cité a tenu presque trois mois, madone. La situation ne va pas être brillante, là-dedans. »
La même pensée dans leurs deux esprits : le souvenir de villages français déserts, figés sous le ciel éternellement noir, où jamais l’aube ne point. Des maisons à colombages, brûlées et abandonnées ; du bois calciné nappé de neige. Les porcheries vides ; les prés raclés jusqu’à la couche de silex ou d’argile. Les lambeaux d’une chemise de drap, une chemise d’enfant, oubliée, givrée, dans la glace boueuse, marquée d’empreintes de bottes préservées. Des maisons, des fermes : vides, toutes ; les gens évacués par les intendants ; les seigneurs et les baillis partis en tête ; des villes laissées avec leurs rues vides, dévastées, plus un seul hennissement de cheval, plus un seul remugle de caniveau qui subsistent. Et ceux qui n’ont pas pu fuir, morts de faim et entassés comme des stères de bois glacé ; tous cadavres, mais pas tous intacts.
Lors d’un siège, on ne peut fuir nulle part.
Angelotti ajouta : « Nous devrions faire sortir Roberto et les gars. »
Cendres se retourna vers Price. « Il y a les trois portes principales de la ville… Des poternes ? »
Price hocha la tête. « Ouais, mes gars les ont inspectées lorsqu’on était là-bas, cet été. Il y a environ une demi-douzaine de poternes, principalement du côté est. Il y a deux portes sur les douves de ce côté-ci, où ils ont détourné la rivière à travers la ville jusqu’aux moulins. Vous voulez qu’on fasse sortir maître Anselm et la compagnie par un bief, patronne ?
— Exactement, sergent. » Pince-sans-rire, Cendres le regarda en face. « Un par un. Ça devrait nous prendre… oh, disons, trois jours, à condition qu’on agisse dans le noir et que personne ne s’aperçoive de rien ! »
John Price laissa échapper un petit rire étranglé. Il s’essuya le nez sur le dos de sa mitaine trempée. « Bon, d’accord. »
Elle songea : Je voudrais le mépriser pour avoir répondu à une manipulation aussi grossière. Un sourire acerbe déplaça sa bouche. Mais ce que j’aimerais, c’est que quelqu’un agisse de même pour me remonter le moral, à moi. On ne peut plus reculer, c’est certain.
Cendres se retourna afin de voir les traits angéliques et sales d’Angelotti, en même temps que Price. Rickard restait derrière elle, avec les hommes de Price.
« Faites repartir les éclaireurs. » Sa voix se glaça dans la rigueur de l’air, un souffle chaud se muant en buée blanche tandis qu’elle parlait. « J’ai besoin de savoir si le commandant général des forces wisigothes se trouve ici, également. J’ai besoin de savoir si la Faris est ici, à Dijon.
— Sûrement, marmonna Angelotti. Si le duc est là.
— J’ai besoin d’une certitude !
— Compris, patronne », déclara Price.
Cendres plissa les paupières en regardant la lumière blanche : un coup d’œil d’évaluation vers les feux lointains du camp occidental de l’armée wisigothe. « Angeli, tu pourrais envoyer un de tes hommes traverser le camp des ingénieurs jusqu’au rempart sans se faire remarquer ?
— Ce n’est pas difficile, madone. Tous les artilleurs se ressemblent peu ou prou quand ils ne portent pas de livrée.
— Pas un artilleur. Trouve-moi un arbalétrier. Je veux envoyer un message par-dessus les remparts. Attaché à un carreau d’arbalète, c’est un moyen qui en vaut bien un autre…
— Geraint va élever des objections, madone, si je donne des ordres à ses troupes de missiles !
— Trouve-moi un homme ou une femme qui ait ta confiance. » Cendres tourna le dos à la vallée. Le sol gargouilla sous ses bottes tandis qu’elle regagnait d’une démarche maladroite le sous-bois des fougères détrempées, qui lui arrivaient à la taille, et des arbres dégoulinants.
Dans son souvenir – mais pas dans les tréfonds silencieux de son âme, désormais, à jamais –, dans son souvenir, elle entend les Machines sauvages clamer : « LA BOURGOGNE DOIT TOMBER ! » Et une tout autre facette d’elle-même, sardonique, lui demander : Combien de temps comptes-tu ignorer ça ?
« Déniche-moi Geraint, et le père Faversham », ordonna-t-elle à Rickard, qui attendait en lisière des noires profondeurs de la forêt. « Euen Huw, Thomas Rochester, Ludmilla Rostovnaya, Pieter Tyrrell. Et Henri Brant, et Wat Rodway. Réunion des officiers, dès qu’on sera rentrés au QG. Bon, allez, on y va ! »
Éviter les branches chargées d’eau et préserver son équilibre sur le terrain inégal et dans les taillis réclama toute son attention, et elle s’abandonna avec reconnaissance à cette exigence. Une dizaine d’hommes armés émergèrent lourdement des fougères et des ronces, en maudissant les ténèbres détrempées sous les arbres, et prirent position autour de Cendres tandis qu’elle progressait. Elle les entendit discuter à voix basse de… la putain de taille de cette saloperie d’armée des enturbannés, bordel de Dieu, et du manque de gibier dans la forêt, pas même une vérole d’écureuil, merde.
La vraie forêt sauvage, même en hiver, aurait été infranchissable : la progression s’y mesurait en mètres par jour, et non en lieues. Ici, sur les lisières cultivées où vivaient charbonniers et gardiens de pourceaux, on parvenait à se mouvoir avec une rapidité relative – ou du moins, y serait-on parvenu, de jour.
Le soleil ! songea Cendres, une main sur l’épaule de l’homme devant elle, un bras levé pour s’abriter le visage, sans rien distinguer d’autre que les ténèbres. Mon Dieu, deux mois à voyager dans un noir de poix, vingt-quatre heures par jour : j’ai la nuit en horreur, désormais !
À une lieue de là, environ, ils s’arrêtèrent pour allumer des lanternes et continuèrent leur route avec plus de facilité. Cendres écarta d’une gifle une branche de coudrier trempée et dénudée, suivant le dos de l’homme devant elle, un arbalétrier, sergent de la lance de Mowlett. Son manteau imprégné de boue se balançait dans le champ de vision de la jeune femme, maintenu par les sangles en cuir de son baudrier, de son sac et de sa trousse à viretons. Il avait noué un chiffon roulé sur son chapel de guerre, au-dessus des bords ; jadis, le tissu avait pu être jaune.
« John Burren. » Elle sourit, se frayant un passage dans des ronces détrempées pour marcher à sa hauteur. « Alors, tes hommes à toi, qu’est-ce qu’ils en pensent – combien d’enturbannés par là-bas ? »
Il répondit d’une voix râpeuse : « Une légion, plus l’artillerie. Et un démon. »
À cela, elle leva les sourcils. « Démon ?
— Elle entend des machines du diable, non ? Ces saloperies dans le désert, celles que vous nous avez montrées ? Ça fait d’elle un démon. La salope », ajouta-t-il sans emphase.
Cendres trébucha latéralement à temps pour éviter un arbre, qui se dressait, noir, dans la lueur falote de la lampe. Affrontant le dos massif de l’homme, elle déclara, sarcastique, sur une impulsion : « Moi aussi, je les entendais, John Burren. »
Il regarda par-dessus son épaule, avec une expression embarrassée dans l’obscurité. « Ouais, mais vous êtes la patronne, patronne. Mais elle… On a tous des brebis galeuses, dans nos familles. » Il dérapa en évitant un fourré, recouvra son équilibre et étouffa de sa main en coupe le bruit d’un reniflement gras. « Et puis, de toute façon, vous avez pas eu le moindre besoin de votre voix pour nous tirer de l’embuscade, près de Gênes. Alors, vous en avez pas besoin maintenant, Lion ou Machine sauvage, pas vrai, patronne ? »
Cendres lui assena une claque dans le dos. Elle s’aperçut qu’elle affichait un sourire qui lui plissait la bouche. Tiens donc, voyez-vous ça ? J’avais bien dit qu’il me fallait quelqu’un pour me remonter le moral…
Christ Vert, j’aimerais pouvoir me dire qu’il a raison ! J’ai vraiment besoin d’interroger la machina rei militaris. Et je ne peux pas le faire. Il ne faut pas.
Une heure de voyage dans le noir avec des lanternes les amena jusqu’aux sentinelles et aux chiens muselés et tenus au silence. Ils franchirent les défenses de tranchées et de broussailles pour pénétrer dans le camp : deux cents hommes et leur suite cantonnés sous une forêt de hêtres adultes.
La plupart des arbres avaient déjà été écorcés à peu près jusqu’à hauteur d’homme, afin d’alimenter les maigres feux qui fournissaient à présent l’unique éclairage. Piétinées, les berges d’un ruisseau étaient réduites à l’état de bourbe liquide et noire. De l’autre côté, dans le train de bagages, l’intendance de Wat Rodway s’agglutinait autour de marmites en fer posées sur des trépieds. Cendres, crottée et trempée jusqu’aux cuisses, se dirigea d’abord vers les feux qui couvaient, et accepta d’un des serveurs un bol de potée. Elle resta là debout, à discuter quelques minutes avec les femmes, en riant, comme si rien au monde ne pouvait l’inquiéter, avant de restituer un bol proprement récuré.
Angelotti, les yeux brillants, serra son manteau encore plus étroitement contre ses fines épaules et se força à nouveau un passage jusqu’à elle, près des flammes. Son visage était marqué par des semaines de rationnement, mais son entrain n’en semblait pas pour autant entamé ; en fait, il y avait même chez lui une gaieté étrange et bravache.
« Un autre des gars de Mowlett est rentré ici avant nous, madone. Tu aurais pu t’épargner de dépêcher ces autres éclaireurs, il apporte la réponse à ta question. On a aperçu sa livrée, ainsi que sa personne. La Faris est ici. »
La bouffée chaude de la flamme d’un feu de camp, étirée par le vent, ne fait pas ciller Cendres : elle demeure un instant perdue dans ses souvenirs d’une femme qui ne porte pas de nom, dont le rang[7] est le seul nom ; qui a pour visage celui que Cendres trouve dans son miroir, mais sans défaut, sans ses cicatrices. Qui est commandant en chef militaire de peut-être trente mille soldats wisigoths en Chrétienté. Et qui est plus que tout cela, bien qu’elle-même l’ignore peut-être.
« J’aurais misé de l’argent là-dessus. C’est l’endroit où le Golem de pierre lui aura dit de venir. » Cendres se reprit : « Où les Machines sauvages lui auront ordonné, par le truchement de la machina rei militaris, d’être présente.
— Madone…
— Cendres ! » Une nouvelle silhouette se fraya un passage pour rejoindre Cendres, à travers la presse des gens. Des taches de lumière venues du feu identifièrent la femme, le brun et vert de son costume d’homme : haut-de-chausses et manteau pratiquement invisibles contre la boue, les arbres dénudés, les piles de bois à brûler et les ronciers trempés et piétinés.
« Je veux m’entretenir d’une chose avec toi », exigea Floria del Guiz.